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Titre
Albert à Mathilde (13 juillet 1893)
Date
13/07/1893
Lettres Item Type Metadata
Location
Paris
Expediteur
Albert
Destinataire
Mathilde
Transcription
Paris, le 13 juillet 1893 - 16 av de Breteuil
Ma chère mère,
Vous voulez absolument que je vous parle de Pierre et que je l’approuve. J’aurais préféré garder le silence, étant donné que nous différons complètement d’opinion et ne pouvons en changer.
Vous donnerez toujours raison à Pierre, c’est tout naturel parce que vous l’avez conseillée. Moi qui ai eu le chagrin d’être complètement mis à part dans la décision le concernant, comme dans celles de Jeanne, je n’ai qu’une consolation, bien triste, il est vrai, c’est de n’avoir aucune responsabilité dans les peines et déboires qui s’en sont suivis et s‘en suivront encore pour tous, à la suite de ces décisions que je trouve toujours insuffisamment mûries et mal éclairées.
Connaissant les détails de l’affaire de Pierre, je ne puis l’approuver d’être entré dans une carrière qu’il méprisait, bien qu’elle fut honorable et qu’elle lui aurait permis, sous peu de s’établir et de se créer un intérieur de famille. Il a eu le tort de s’y faire mal noter, et celui plus grand, de s’en aller en écrivant une lettre insolente à son chef, au risque de se faire révoquer et de jeter un mauvais … sur le nom de son frère Emmanuel au moment même où celui ci était sue le point de passer à un grade supérieur.
Lui, moins heureux, ne peut plus quitter une carrière qui lui a toujours moins plu que l‘armée pour laquelle il avait une véritable vocation. Je le regrette donc aussi pour lui.
Pierre, en brisant une carrière acquise et une situation déjà bien rétribuée a lâché la proie pour l’ombre et je regrette de le voir se lancer dans une voie qui me paraît sans issue, alors, qu’avec un peu plus de courage et de désintéressement, il eut pu se créer une carrière plus élevée et plus intéressante que celle qu’il vient de quitter si brutalement. C'est l'avis de tous ici et je crains que ceux qui l'approuvent ailleurs ne le connaissent pas plus que les circonstances dans lesquelles il a agi. Là ces conseillers flatteurs ne sont pas les payeurs et ils ne lui mettront pas une carrière dans les mains.
Je sais, par une expérience quotidienne, combien il est difficile de se faire une position et surtout de s’en refaire une. Pierre avait une situation assurée et suffisante et il lâche tout pour recommencer la vie d'étudiant à 27 ans !
Je prévois pour lui bien des difficultés et bien des déboires et c’est parce que je l’aime sérieusement que je m’en suis tout ému. Sa vue déjà fatiguée ne lui permettra pas sans grand danger de faire autant de microscope pour la licence. Mettons que dans 3 ou 4 ans (c’est le moins) il arrive en doctorat, cela ne lui donnera pas une carrière avant plusieurs autres années. S’il la trouve, elle ne lui plaira pas plus que l’autre, étant donné son indépendance de caractère, qui fait qu’il ne peut souffrir aucune autorité, aucune entrave à ses idées grandes et belles, peut être vraies, mais plus romantesques que pratiques. Pour faire ce à quoi il vise, il lui faudrait une fortune lui assurant une parfaite indépendance.
Le marier devient impossible : vous lui avez sur ce point inculqué les mêmes idées qu’à Jeanne. Il est devenu égoïste et il ne peut souffrir les enfants. Quant à une vocation religieuse, je ne lui en reconnais pas plus qu’à sa sœur. C’est donc un futur vieux garçon. Voilà donc une vie gâtée comme celle de Jeanne. Cela me navre pour l’un comme pour l’autre et j’en suis plus triste que fâché contre eux, étant donné surtout qu’il n’en est pas entierement responsable ou seul responsable.
J’aurai plaisir à causer avec lui quand il passera par ici et daignera m’ouvrir son coeur ; je suis pas trop tenu pour aller à Cherbourg. Avec lui seul, je m’entends mieux qu’avec vous entre nous et cela se comprend. J’ai été profondément peiné de la façon dont Jeanne m’a répondu en critiquant mes actions pour redresser celles de Pierre. C’est une raison aussi mauvaise que maladroite, car si j’ai jamais mal agi, ce que je nie d’ailleurs obstinément, c’eut été une raison de plus de ne pas m’imiter et profiter au moins de mon expérience.
Jusqu’ici, j’avais cru trouver en Jeanne une médiatrice de paix... entre vous, mes frères et moi. Cette fois, c’est l’inverse qui se produit ; alors croyant que nous ne pouvions plus nous entendre grâce à l’entraînement absolument contraire de nos idées, je suis rentré dans ma coquille et, ne pouvant rien changer aux choses, je me suis tû. Vous m’en faites un crime ; je parle, et vous allez m’en vouloir de vous dire ma pensée. Que faire ? Je ne puis pourtant pas changer mes idées étant donné d’ailleurs que défiant de moi-même, je les ai fait critiquer avant de les avancer par d’autres plus au courant et qui les trouvent juste.
Or , je vis ici dans un milieu intellectuel plus élevé que celui de province, les voyages m’ont formé et j’ai plus de chance que vous grâce à cela, de me trouver mieux la hauteur des circonstances.
Ceci est dit pour vous prouver que c’est justement parce que j’ai toujours aimé Pierre que j’ai beaucoup souffert de son manque de confiance envers moi, son ainé … (?) deux fois par suite, le représentant du père. Je regrette seulement qu’il se soit trompé et se trouve obligé, à 27 ans, de recommencer des études et chercher une carrière qui fuit à l’horizon et que je crains fort de ne l’en point atteindre.
Malgré moi, par affection aussi bien que par habitude de métier, je lui crie « casse cou ». Aussitôt, vous déclarez que je cherche la dissension de la famille ; ce n’est ni vrai, ni logique, les respnsabilité sont ailleurs.
Ceci dit, n’en parlons plus car si cela vous rend malade, je vous en dirais tout autant et personne ne sera plus heureux que moi ou plus fier de le voir se distinguer dans une carrière honorable le plus tôt possible.
Madeleine est à Villers Agron avec les enfants depuis lundi après-midi. Simonne m’a donné de l’inquiétur la veille ; j’ai craint une congestion cérébrale ; ce n’était qu’une grosse migraine.
Ma belle sœur Marguerite s’est mariée le 8 août à un Mr Faure de Lille.
J’ai vu hier M Chardon partant pour Cherbourg pour 28 jours, très dégoûté de la marine. Surtut ne lui conseillez pas de donner sa démission, ce dont il est tenté. Sa femme, sa famille, sa belle famille et moi faisons tout pour l’en empêcher.
Embrasssez pour moi Jeanne et Pierre. Je lui écrirai dans quelques jours quand j’aurai votre réponse.
Votre fils tout dévoué
A Fauvel
Ma chère mère,
Vous voulez absolument que je vous parle de Pierre et que je l’approuve. J’aurais préféré garder le silence, étant donné que nous différons complètement d’opinion et ne pouvons en changer.
Vous donnerez toujours raison à Pierre, c’est tout naturel parce que vous l’avez conseillée. Moi qui ai eu le chagrin d’être complètement mis à part dans la décision le concernant, comme dans celles de Jeanne, je n’ai qu’une consolation, bien triste, il est vrai, c’est de n’avoir aucune responsabilité dans les peines et déboires qui s’en sont suivis et s‘en suivront encore pour tous, à la suite de ces décisions que je trouve toujours insuffisamment mûries et mal éclairées.
Connaissant les détails de l’affaire de Pierre, je ne puis l’approuver d’être entré dans une carrière qu’il méprisait, bien qu’elle fut honorable et qu’elle lui aurait permis, sous peu de s’établir et de se créer un intérieur de famille. Il a eu le tort de s’y faire mal noter, et celui plus grand, de s’en aller en écrivant une lettre insolente à son chef, au risque de se faire révoquer et de jeter un mauvais … sur le nom de son frère Emmanuel au moment même où celui ci était sue le point de passer à un grade supérieur.
Lui, moins heureux, ne peut plus quitter une carrière qui lui a toujours moins plu que l‘armée pour laquelle il avait une véritable vocation. Je le regrette donc aussi pour lui.
Pierre, en brisant une carrière acquise et une situation déjà bien rétribuée a lâché la proie pour l’ombre et je regrette de le voir se lancer dans une voie qui me paraît sans issue, alors, qu’avec un peu plus de courage et de désintéressement, il eut pu se créer une carrière plus élevée et plus intéressante que celle qu’il vient de quitter si brutalement. C'est l'avis de tous ici et je crains que ceux qui l'approuvent ailleurs ne le connaissent pas plus que les circonstances dans lesquelles il a agi. Là ces conseillers flatteurs ne sont pas les payeurs et ils ne lui mettront pas une carrière dans les mains.
Je sais, par une expérience quotidienne, combien il est difficile de se faire une position et surtout de s’en refaire une. Pierre avait une situation assurée et suffisante et il lâche tout pour recommencer la vie d'étudiant à 27 ans !
Je prévois pour lui bien des difficultés et bien des déboires et c’est parce que je l’aime sérieusement que je m’en suis tout ému. Sa vue déjà fatiguée ne lui permettra pas sans grand danger de faire autant de microscope pour la licence. Mettons que dans 3 ou 4 ans (c’est le moins) il arrive en doctorat, cela ne lui donnera pas une carrière avant plusieurs autres années. S’il la trouve, elle ne lui plaira pas plus que l’autre, étant donné son indépendance de caractère, qui fait qu’il ne peut souffrir aucune autorité, aucune entrave à ses idées grandes et belles, peut être vraies, mais plus romantesques que pratiques. Pour faire ce à quoi il vise, il lui faudrait une fortune lui assurant une parfaite indépendance.
Le marier devient impossible : vous lui avez sur ce point inculqué les mêmes idées qu’à Jeanne. Il est devenu égoïste et il ne peut souffrir les enfants. Quant à une vocation religieuse, je ne lui en reconnais pas plus qu’à sa sœur. C’est donc un futur vieux garçon. Voilà donc une vie gâtée comme celle de Jeanne. Cela me navre pour l’un comme pour l’autre et j’en suis plus triste que fâché contre eux, étant donné surtout qu’il n’en est pas entierement responsable ou seul responsable.
J’aurai plaisir à causer avec lui quand il passera par ici et daignera m’ouvrir son coeur ; je suis pas trop tenu pour aller à Cherbourg. Avec lui seul, je m’entends mieux qu’avec vous entre nous et cela se comprend. J’ai été profondément peiné de la façon dont Jeanne m’a répondu en critiquant mes actions pour redresser celles de Pierre. C’est une raison aussi mauvaise que maladroite, car si j’ai jamais mal agi, ce que je nie d’ailleurs obstinément, c’eut été une raison de plus de ne pas m’imiter et profiter au moins de mon expérience.
Jusqu’ici, j’avais cru trouver en Jeanne une médiatrice de paix... entre vous, mes frères et moi. Cette fois, c’est l’inverse qui se produit ; alors croyant que nous ne pouvions plus nous entendre grâce à l’entraînement absolument contraire de nos idées, je suis rentré dans ma coquille et, ne pouvant rien changer aux choses, je me suis tû. Vous m’en faites un crime ; je parle, et vous allez m’en vouloir de vous dire ma pensée. Que faire ? Je ne puis pourtant pas changer mes idées étant donné d’ailleurs que défiant de moi-même, je les ai fait critiquer avant de les avancer par d’autres plus au courant et qui les trouvent juste.
Or , je vis ici dans un milieu intellectuel plus élevé que celui de province, les voyages m’ont formé et j’ai plus de chance que vous grâce à cela, de me trouver mieux la hauteur des circonstances.
Ceci est dit pour vous prouver que c’est justement parce que j’ai toujours aimé Pierre que j’ai beaucoup souffert de son manque de confiance envers moi, son ainé … (?) deux fois par suite, le représentant du père. Je regrette seulement qu’il se soit trompé et se trouve obligé, à 27 ans, de recommencer des études et chercher une carrière qui fuit à l’horizon et que je crains fort de ne l’en point atteindre.
Malgré moi, par affection aussi bien que par habitude de métier, je lui crie « casse cou ». Aussitôt, vous déclarez que je cherche la dissension de la famille ; ce n’est ni vrai, ni logique, les respnsabilité sont ailleurs.
Ceci dit, n’en parlons plus car si cela vous rend malade, je vous en dirais tout autant et personne ne sera plus heureux que moi ou plus fier de le voir se distinguer dans une carrière honorable le plus tôt possible.
Madeleine est à Villers Agron avec les enfants depuis lundi après-midi. Simonne m’a donné de l’inquiétur la veille ; j’ai craint une congestion cérébrale ; ce n’était qu’une grosse migraine.
Ma belle sœur Marguerite s’est mariée le 8 août à un Mr Faure de Lille.
J’ai vu hier M Chardon partant pour Cherbourg pour 28 jours, très dégoûté de la marine. Surtut ne lui conseillez pas de donner sa démission, ce dont il est tenté. Sa femme, sa famille, sa belle famille et moi faisons tout pour l’en empêcher.
Embrasssez pour moi Jeanne et Pierre. Je lui écrirai dans quelques jours quand j’aurai votre réponse.
Votre fils tout dévoué
A Fauvel







